Avallon, jour 4 – perdu en forêt (la falaise de Mélusien et l’amont du Cousin)

Les températures ont augmenté. Pour contourner la chaleur, direction la forêt et la rivière principale.

Sur le flanc Sud du Bois Dieu, la végétation typique des crêtes calcaires – bien que ce soit ici du granit rose, porté au jour par la patiente érosion du Cousin. Petits chênes pédonculés, quelques chênes pubescents, puis pinède (et même quelques sapins argentés !) et surtout des genêts en fleurs. Ambiance inattendue et délectable.

Le long du cours du Cousin, bien aménagé, je crains de me lasser, suivre à nouveau le même cours d’eau que le premier jour, pas beaucoup de variété ni d’enjeu en perspective. C’est du moins ce que je croyais. J’emprunte dès le début une fausse voie et, en retournant sur mes pas, croise un homme de vingt ans qui sort de chez lui sur son quad ; tout rempli de mes méditations sur l’argent nécessaire pour en posséder un si jeune, le peu de loisirs à la campagne, le besoin viril de se sentir puissant, je manque à nouveau le bon embranchement, et m’engage sur un pont où se trouve inscrit en lettres capitales LASCIATE OGNI SPERANZA, VOI CH’ENTRATE (en français, on écrirait sans doute « chemin sans issue »).
Je m’interroge mollement (encore accaparé par mes réflexions sur le sens de la vie et la nature de notre misérable espèce) sur cette affaire, mais je vois sur ma carte IGN qu’il existe bel et bien un sentir, c’est le chemin carrossable, où d’ailleurs les promeneurs et pêcheurs garent leur voitures, qui se termine en effet assez vite.

Chemin faisant, je compare les deux sentiers : ils se valent. L’officiel, celui du sentier de Petite Randonnée, reste un peu plus proche de l’eau globalement, mais cela dépend des moments, et puis j’ai un peu plus d’ombre, le zénith est déjà passé et les collines côté Ouest auxquelles mon chemin est adossé me protègent mieux que les charmes aux feuillages encore clairsemés de la rive opposée. Me voilà à 500 mètres ou 1 kilomètre de mon embranchement initial, et la terrible vérité arrive la carte IGN n’avait pas annoncé la clôture qui défend l’entrée à… un vaste camp d’entraînement pour les Éclaireurs !

Je suis obligé de faire les comptes. Le jour est déjà bien avancé, et aujourd’hui, c’était décidé, j’étais parti plus tôt pour ne pas avoir à opérer une longue marche de nuit, et commencer à rétrocéder en regardant l’Ouest dès 17h, pour une belle marche pendant les heures dorées de la journée où tous les objets prennent spectaculairement vie !

Comme je m’arrête à chaque instant pour documenter les espèces d’oiseaux ou les plantes que je ne connais pas encore, pour contempler et écouter les mouvements, pour m’extasier devant l’allure des (très grands !) charmes – oui, si vous vous demandiez pourquoi en 11h de marche je parcours seulement 20 à 25 km, vous le savez désormais –, je sens bien que le gros kilomètre perdu va me coûter cher en fin de journée.

Il est de ces moments, dans la vie, où nous sommes laissés seuls face à notre destin – et notre vertu. J’ai réemployé une vieille technique de prise de décision, celle qui m’a tant servi dans le brouillard covid : mon action peut-elle nuire à quelqu’un ?
Il se trouve que le campement est là, juste devant. Si je peux déranger une colonie ou faire peur à des enfants, évidemment je ne transigerai pas, ce sera demi-tour.

Le camp est vide. Le sentier est cartographié. Traverser un bras de forêt désert, sans rien abîmer, sans aucun moyen pour quiconque de le savoir – je veux dire, ce n’est pas comme découvrir sur ses caméras de surveillances ou dans ses parterres de fleurs piétinés que quelqu’un a pénétré dans votre jardin –, je pense que c’est éthiquement acceptable. Le pire qui puisse arriver : rencontrer un travailleur du terrain qui soit en train de préparer des épreuves. Il me disputera, mais je ne lui ferai pas peur, je ne gâcherai pas sa journée, je ne ferai pas naître de traumatisme chez lui.
Le bénéfice est grand pour moi, le préjudice nul pour eux. C’est illégal mais je crois que c’est décent moralement.

Le portail n’est pas clôturé : je monte sur une pierre et je pénètre dans le camp, d’abord doucement pour être sûr que je ne vais faire peur à personne – mais non, tout est bel et bien désert – ce ne sont pas encore les vacances scolaires en Bourgogne.

C’est parti pour, à nouveau, 500m à 1km au bord du Cousin, même si je suis un peu jaloux du sentier d’en face, plus proche de la rivière, et continue de remettre en question mon erreur et mon choix initiaux. Mais vous le savez, l’aversion à la perte est puissamment vissée à l’intérieur du raisonnement humain.
Je le vécus aujourd’hui, à mes dépens.

Le chemin n’est pas très bien entretenu, je comprends vite qu’il s’agit de faire travailler les qualités d’orientation, l’inventivité pour les chemins les plus pratiques, voire le débroussaillage et l’exercice physique. Ce n’est pas aussi facile d’accès qu’un vrai chemin, mais on voit bien la trace des pas, et les Éclaireurs ont même balisé le sentier !
Je finis même par me dire que le parcours d’en face, sur ses cailloux irréguliers, avec son tracé net, est un peu triste en comparaison de ma belle rive sauvage, herbue et ombrée.

Tandis que j’essaie de me persuader de mon privilège – je me rappelle des plages de galets incroyables visitées dans les gorges de l’Ardèche, un soir de février, dans ce qui était tous les étés un camping naturiste, où il y a peu de probabilité que je m’aventure un jour (davantage dissuadé par le camping collectif que par le naturisme, je pense) –, le chemin devient de plus en plus touffu. Il faut enjamber, éviter les ronces, les zones saturées d’eau par la récente crue – où la terre devient liquide sous le poids des pas. Les repères peints par les jeunes demeurent présents, mais plus épisodiques.

Qu’à cela ne tienne, je tiens mon courage : certes mon chemin est un peu difficile, et tout cela me ralentit, mais je n’ai pas envie de repasser les ronces à l’envers, de refaire tout le chemin… à présent, le temps de revenir et de reprendre le chemin légitime, cela ferait pas loin de trois kilomètres de perdus ! Adieu le couchant. Après tout, ce n’est pas très compliqué, l’herbe n’est pas trop haute, je saute de rocher moussu en touffe d’herbes semi-basses, et même si je procède lentement, je finirai toujours par arriver, la distance n’est pas infinie.

Quand soudain.

La route s’arrête net : de petites falaises granitiques plongent à pic dans le Cousin. Impossible de poursuivre, il faudra s’y plonger jusqu’à cuisse pour continuer le long de la rivière.

Et commence ainsi une série d’arbitrages toujours en ma défaveur, où le terrain se complique sans cesse, et où le retour devient toujours plus coûteux. Sur la falaise – car j’essaie de suivre au plus près le tracé du chemin qui n’existe manifestement plus du tout, et aussi de suivre du plus près possible la rivière pour ne pas me retrouver bloqué tout en haut, je veux rejoindre une passerelle en amont –, beaucoup d’arbres se sont effondrés, comme partout dans les forêts de la région. J’imagine que les pluies abondantes ont amolli le sol, et que des jours de vent ont emportés les grands charmes et les grands chênes que j’ai vus, un peu partout, gisants, en travers des sentiers. La végétation y est aussi beaucoup plus dense qu’en contrebas. Herbes plus hautes, branches mortes partout, mais aussi jeunes arbres qu’on ne peut ployer ni casser pour faciliter son passage. Et puis, encore une fois, ce n’est pas mon terrain : j’essaie de tout laisser comme je l’ai trouvé.

La densité végétale et l’escarpement me poussent à toujours monter davantage, m’éloignant de la passerelle que je dois retrouver plus bas. Ma crainte : qu’à quelques mètres du but, je me retrouve face à une descente impossible à franchir car trop raide, trop meuble, trop glissante, trop dense en buissons hostiles. Hier, j’ai passé un quart d’heure pour franchir deux mètres (littéralement, deux mètres) d’aubépines, et j’ai dû un peu tout ravager pour y parvenir sain et sauf… (Lorsque vous me demanderez ce qui m’est arrivé, je pourrai ainsi répondre avec grand plaisir : rien, rien, j’ai passé au travers d’une haie d’aubépines.)
Je ne pourrai pas le faire sur 100 mètres, surtout pas en descente raide et/ou glissante. Et puis, qu’est-ce qui me dit que ce mur de pierre ne va pas s’allonger jusqu’au-dessus de mon but, d’autant que des rochers escarpés sont annoncés par la carte au-dessus de ma passerelle – et des rochers, ça ne disparaît pas comme un sentier non entretenu !

Je poursuis ainsi ma montée. Et tout est de plus en plus difficile. Plus du tout de balisage, j’ai été attentif mais je l’ai définitivement perdu.

Et le chemin comment à beaucoup monter, avec des passages plutôt escarpés. J’aime assez ces moments, où toute la concentration se focalise naturellement sur l’exécution parfaite de la tâche : conception des prises, repérage des atouts à proximité, sur quelle souche prendre appui, quelle branche attraper pour assurer son équilibre – une sorte d’escalade à plat et au ralenti, débarrassée de la dimension d’effort physique intense (et du danger). Pour autant, à chaque fois, je m’assure que mon chemin est réversible : il ne s’agit pas de se retrouver bloqué tout en haut de ma colline à 100m au-dessus du point d’arrivée, dans l’impossibilité de descendre des rochers, ni de revenir sur mes pas sans danger, dans un espace où les sentiers ne sont plus entretenus – les jeunes sont vraiment formés à la dure, les faire évoluer là-dedans ! – et où, du fait de son caractère privé, aucun promeneur ne pourra me montrer le chemin.

Je ne prends certes aucun risque, mais après toutes les difficultés passées, le temps investi, je m’aperçois bien que j’accepte des difficultés qu’en temps normal, isolées, j’aurais refusé. En Île-de-France, sur un chemin qui débuterait ainsi, j’annulerais la balade, je ferais autre chose. Mais chaque nouvel obstacle me paraît moindre que revivre tous ceux déjà dépassés, cumulés. Par ailleurs, je commence à ne pas être rassuré : j’ai fait attention à ne pas grimper par des voies trop raides, mais tout de même, s’il me faut tout revivre en sens inverse, je sens que ma concentration et mon sens du danger se sont amoindris, je risque d’agir trop vite, de faire un mauvais geste et je me retrouver tout en bas dans un buisson ou contre une pierre, plus ou moins blessé. Je l’ai déjà vécu lors de mon aventure involontaire sur la face Nord du Luberon : si les difficultés sont permanentes (et que l’on n’a pas déjà les réflexes pour les gérer), même si elles sont petites, la fatigue physique et surtout mentale provoque une imprécision des gestes, réalisés trop précipitamment, et le risque de chute est fort.

Coup de grâce, moi qui me refuse toujours à m’asseoir ou m’allonger sur le sol en forêt pour éviter de ramasser des tiques à borrélioses ou encéphalopathies (un danger bien plus probable que les charges de chevreuils ou de sangliers !), je me trouve enserré dans des chênes terrassés où le risque, en passant par en haut, est trop grand (glisser et se retrouver lacéré par des dizaines de branches). Mais ce qui m’attend si je fais demi-tour est tellement plus long et périlleux, je m’exécute et je rampe.

À ce moment, je pense qu’il faut faire une pause. Je m’écarte des quelques moustiques, la fin du jour les évoque – car j’ai dû passer une heure pour faire 500 mètres, à résoudre des difficultés à chaque pas –, mais heureusement ils ne me suivent pas avec la même insistance que dans les heures qui suivent. (Car, oui, il y eut des heures après, je ne suis pas mort dans cette forêt magique où mon âme reste depuis enserrée.)

J’écris donc brièvement mes aventures sur Twitter / Bluesky / Mastodon pour amuser les copains – sans mentionner ma localisation, ce qui n’était pas nécessairement très astucieux, dans la mesure où quelques mètres plus loin j’allais perdre tout réseau pendant 3 ou 4 km… en cas de blessure, j’étais Grosjean comme devant. Et en profite pour réfléchir.

L’excitation de la découverte et de l’aventure à peu de frais sont encore là – je veux dire, je suis à 1km d’un vrai sentier, par un chemin que j’ai déjà fait, en plein jour, à proximité de hameaux, la seule difficulté que je rencontre est celle de buissons un peu touffus et d’un chemin difficile à trouver vers mon objectif, je suis loin de mener une vie d’aventurier de l’extrême, ni même de randonneur moyen – en réalité, je réalise surtout des promenades, avec pour but de découvrir flore et faune, de comprendre les territoires, de découvrir du patrimoine inattendu et des paysages qui m’élèvent davantage l’esprit que mon rez-de-chaussée parisien dans une rue de grossistes en tissus où le soleil perce quatre heures par jour. Je ne suis pas un randonneur : même si la sensation de marcher est agréable, je ne le vis pas comme un exercice sportif mais plutôt comme une aventure de la connaissance (et même, largement, comme une aventure intellectuelle), et je suis bien incapable de parcourir 40 km dans une journée – aussi bien pour des raisons d’aptitudes physiques, je pense, que pour la raison très concrète que lorsqu’on s’arrête devant chaque espèce végétale, chaque pan de mur… il n’y a plus assez d’heures dans une journée pour parcourir plus que 20-25 kilomètres. Pendant ce séjour, j’ai fait 10 à 11h de marche par jour, mais je ne pense pas avoir dépassé les 25 kilomètres dans une journée – je ferai les comptes pour ma propre gouverne, ce n’est pas trop l’objet de ces carnets-ci.

Cependant cette excitation a peu à peu fait place à une certaine appréhension : je vois bien qu’il devient impensable de revenir en arrière. Vais-je, pour l’éviter à tout prix (et sans avoir jamais fait de hors piste en forêt sur plus de quelques mètres, je n’ai donc aucun bon réflexe), faire un mauvais choix et me blesser ? Ou bien me faudra-t-il rebrousser chemin et crever les pneus du quad coupable et la journée sera perdue pour une simple inattention ? Ou encore vais-je me retrouver tout simplement dans l’impossibilité absolue d’avancer ni de rétrocéder face à des difficultés que je ne maîtrise pas, épuisé et confus ?
Toutes ces craintes affleurent sans que je me les formule clairement.

C’est pourquoi la pause me paraît nécessaire. En ces cas où tout paraît inextricable, j’aime explorer les scénarios les plus sérieux pour pouvoir mesurer les risques réels et les leviers d’action.

Je suis certes perdu dans des fourrés. Mais que peut-il m’arriver ?

  1. Commettre une imprudence mortelle en montagne, ou être dévoré des bêtes féroces. Cette butte culmine à 300 mètres, il n’y a pas de loups, ni d’ours, j’aime les sangliers d’amour – et ils ne sont pas dangereux. Je connais les espèces présentes, le relief est très doux (le Cousin en bas est à 200 mètres environ au-dessus de la mer, et je ne suis même pas tout à fait en haut de la colline). Clairement je n’ai pas peur de mourir de mort violente ce soir.
  2. Je redoute beaucoup les maladies neurologiques apportées par les tiques (les trois quarts des tiques sont infectées, le diagnostic difficile à établir, c’est de la sale cochonnerie), les herbes hautes que je dois franchir sont sans doute ce qui m’inquiète le plus. Mais j’ai mis du badigeon tous les jours avant de partir, et je m’épouille attentivement après chaque passage délicat, je suis aussi attentif à mes sensations si quelque chose joue sur mon corps. Impossible d’être sûr, mais je suis attentif, et ce n’est pas plus périlleux que dans un sentier un peu herbu d’un champ ouvert, par exemple.
  3. Être bloqué ici dans la nuit, voire à jamais. Je n’ai pas peur en forêt de nuit, mais il serait clairement très difficile de trouver son chemin alors que je tâtonne déjà de jour.
    • Or : j’ai 5h de jour restantes – pour parcourir 100 à 200 mètres restants, ou rebrousser chemin sur 500 mètres que j’ai parcouru en une heure. Même si la redescente était très longue et méticuleuse : en deux heures, je suis sorti d’affaire. Par ailleurs je ne suis pas pressé, je peux m’asseoir ensuite autant que nécessaire sur le muret d’entrée, je n’ai pas de train retour, je rentre à pied comme tous les jours à mon logement. Et rentrer de nuit par la forêt n’est pas un problème – par la route, c’est un peu plus dangereux, mais je sais faire également.
    • Déjà, je sais que si rebrousser chemin ou mettre 1h de plus pour 100 mètres serait vraiment décevant et compromettrait mes plans de course au couchant, j’ai néanmoins tout à fait le temps de le faire, et serai largement tiré d’affaire avant la fin du jour.
  4. Si j’échoue à tout cela, et que je dois appeler à l’aide ? J’ai du réseau. J’ai de la batterie (pour toute la nuit si besoin). Si vraiment je suis en danger, je peux toucher appeler. Je me ferai salement disputer, je paierai peut-être le déplacement des secours, mais je ne suis certainement en grand danger sorti d’un peu d’humiliation publique – méritée au demeurant, si j’appelle les secours parce que j’ai voulu sauter une clôture en me disant que je ne fais de mal à personne, je n’aurai pas volé la fessée ! Ce qui me gêne est surtout d’accaparer des gens qui ont mieux à faire, ce ne serait qu’en tout dernier recours après une journée et une nuit infructueuses… ce qui n’arriverait pas pour 500 mètres de demi-tour, ou une blessure, que j’essaie absolument d’éviter.

Tout cela clairement posé est très rassurant : j’ai le temps d’essayer d’avancer à mon rythme, et rebrousser chemin de même, et donc d’en sortir avant la nuit. Le tout est d’être suffisamment lent et méticuleux pour bien choisir son chemin (je commence à comprendre un peu comment ça marche après ces centaines de mètres à essayer des passages plus ou moins difficultueux), bien effectuer les gestes dans le bon ordre, avancer lentement mais ne prendre aucun risque de blessure – qui, pour le coup, imposerait le choix 4, ce dont personne ne veut.

Reposé, avec une perspective claire – on essaie de sortir, et une fois sorti sain et sauf on verra s’il reste du temps pour la journée de visite, pas de risques insensés juste pour atteindre les objectifs de la balade du jour –, je reprends.

Ça ne s’améliore pas : arrive ce que je voulais à tout prix éviter, je suis chassé de la corniche granitique par la végétation toujours plus embrouillée, et je me retrouve repoussé tout en haut, loin de tout chemin cartographié, sur la pinède – de surcroit hérissée de grands houx qui ralentissent considérablement ma progression.

Je devais suivre un ru affluent du Cousin pour ma descente, mais je vois bien que je suis beaucoup trop haut et que je vais me retrouver face à une descente à dévaler en courant, (au milieu des racines et des buissons, peu avisé), peut-être impossible à remonter, possiblement un piège dont je ne pourrai pas me tirer seul.
Je vise donc, à présent que je suis presque en haut, un autre sentier qui passe non loin et que je n’aurais d’ordinaire jamais rejoint en hors-piste.

Je craignais qu’en montant tout en haut de la butte, je ne me retrouve, comme la veille, face à une haie impénétrables d’arbustes piquants, avec tout à redescendre, donc davantage de dangers à affronter. Ou tout simplement face à des barbelés ou des grillages électrifiés, puisque je suis dans un terrain privé. Je tente néanmoins de m’en approcher, sans illusion : il est probable que je doive, en fin de compte, errer encore, mètre par mètre, jusqu’au point d’arriver, ou rebrousser chemin totalement en plusieurs fois – je risque de ne pas retrouver mon parcours initial, et donc de faire pas mal d’essais-erreurs.

Et à cet instant, alors que je m’attendais à affronter encore des centaines de mètres d’obstacles imprévus : le micro-sentier annoncé.

Une autoroute.

C’en était presque décevant : j’étais paré mentalement à des épreuves terribles, et voilà que je me retrouve téléporté à Saint-Germain-en-Laye.

Charmante descente le long du ru affluent, jusqu’à la passerelle espérée – si elle est absente, je ne suis pas obligé de reprendre à travers bois, mais ce sera à nouveau un immense détour qui me fera à la fois manquer le couchant et rentrer très tard.

Je frémis en apercevant ceci.

Ça n’a l’air de rien en photo, mais il y a bien cinq mètres à parcourir sur un tronc pas très large, je suis nul en équilibre et j’ai déjà eu beaucoup de mal à traverser une passerelle à moitié effondrée hier sans me casser en mille morceaux dans le ruisseau pierreux au-dessous. Pas envie de recommencer (et peut-être d’échouer !) après cette journée déjà intense !
Un jour, je raconterai mon historique chargé d’amertume envers les passerelles – et envers Pierre. (Pierre, si tu me lis, t’aime quand même – mais je te hais encore pour cet instant.)

Mais c’est une fausse alerte : il existe bel et bien une passerelle, très propre et fonctionnelle, et je peux reprendre le cours de mon PR sans histoire. Un peu fortement adrénaliné par ce qui a précédé (et dont je n’ai pu faire usage), je m’amuse à utiliser mes nouvelles compétences pour observer le bout d’un micro-confluent au bout d’un isthme de pierres, racine et voies d’eaux, qui m’aurait le matin encore paru une mission presque insurmontable. Grand plaisir d’aller jouer, sans aucune appréhension du retour, pour augmenter ma collection de confluents – la plupart sont déceptifs, mais j’adore quand même les confluents. Sans doute parce que le premier que j’aie vu, Dordogne-Garonne, faisait se fondre deux personnalités tellement distinctes, que l’on devinait s’émousser au fil de la rencontre, très frappant.

Et ceux du Cousin sont souvent intéressants, on voit les flux s’affronter, se refouler, le lit s’élargir… il se passe quelque chose. (Typiquement, ce n’est pas comme les grosses rivières molles, lorsque la Seine se jette dans l’Yonne à Montereau…)

J’ai nommé la balade « Crot de la Foudre » car c’était le point topographique le plus évident pour montrer mon chemin depuis Avallon (à partir de là, je vais progressivement revenir vers le Nord puis l’Ouest), mais le lieu n’est pas particulièrement impressionnant, quoique très beau.

Le rocher d’en face, qui porte le nom d’un général du XIXe siècle (pourquoi ?), est un peu plus vénérable. Mais on a mieux, même en Île-de-France, c’est dire.

Le Cousin connaît une brève accalmie très poétique, dans gorgé du bleu du ciel tandis que le soleil est devenu complètement oblique.

Je vous laisse vous figurer mon émotion et mes cris de joie lorsque j’aperçus un pont – un vrai, et un beau ! –, première étape de mon retour vers le monde des humains.

Après un petit bras de forêt et quelques centaines de mètres de bocage au Sud de Magny – oui, l’onomastique locale n’est pas exactement dépaysante lorsqu’on vient de Francilie ! –

– c’est le moment du retour. L’heure dorée a fui, nous sommes dans le véritable couchant.

J’aperçois le soleil mourant embraser les bois, puis les parer des couleurs de notre patrie.

Mes mains poissent de la chaleur et de l’effort de toute la journée ; chose que je redoute, je crois, bien plus que de me perdre en forêt. Malgré l’heure tardive (le soleil est déjà couché), je prends le temps de me laver les mains dans l’un des affluents du Cousin – car, que la nuit noire soit prochaine ou pas, on n’est pas des bêtes.

Débute alors le moment le moins photogénique, mais aussi le plus réjouissant du parcours : dans la vallée le long du Cousin, puis sur la crète granitique de Mélusien (où je retrouve la végétation du début de promenade), la rencontre avec la faune nocturne. Chouettes évidemment, mais aussi chevreuils (5 débusqués) et sangliers (une harde de 4, et un autre tout proche que je n’ai pas vu). Toujours une joie intense d’apercevoir ces petits êtres trapus, concentrés de force et de vivacité, se frayer un passage en rang tenu à travers les fougères et les buissons !

C’est près du cousin que la harde a été rencontrée, j’entendais folâtrer tout près de moi, et je me suis dit que, le vent venant vers moi, et la rivière couvrant le bruit de mes pas, je pouvais les surprendre – ce qui n’est pas très grave, mais si je puis éviter de me retrouver au milieu d’une portée de marcassins venus boire avec leur daronne pas commode, j’allonge sans doute mon espérance de vie. J’ai donc déclamé, lorsque je voyais les traces de leur passage ou entendais leur bruit, le temps que je passe l’endroit délicat – en forêt, en général, ils m’entendent de loin et ne font pas les fiers.

Et en effet, quatre assez jeunes représentants (2 bêtes d’un an et 2 bêtes de deux, je dirais) ont détalé devant moi en entendant les plus beaux vers de Marc-Antoine Girard de Saint-Amant. L’avantage par rapport au chant, c’est qu’on peut à loisir faire des pauses pour entendre l’effet de ses vers et la réaction du public local.

En somme, un retour dans l’obscurité (c’est encore un jeune premier quartier lunaire), la meilleure compagnie sylvestre et le meilleur rimailleur français, plein de douceur et de félicité, pour couronner une journée d’épreuves initiatiques – où j’aurai beaucoup appris, autant en technique de hors piste qu’en méthodologie de situation de crise.


Les prochaines journées étant dévolues à de l’exploration plus urbaine, je raconterai d’autres anecdotes / déroulerai d’autres pensées dans les prochaines notules boueuses !


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