Sur la voie ferrée (en activité) de Mareuil-sur-Ourcq

Gare parisienne : Paris Est (ligne P direction Château-Thierry, correspondance pour La Ferté-Milon à Meaux, absolument indolore car toujours très bien synchronisée, sur le même quai 6 minutes après)
Gare de départ : Crouy-sur-Ourcq (Seine-et-Marne)
Gare de retour : Mareuil-sur-Ourcq (Oise)
Durée : 3h30 à 3 km/h (marche douce)

C’est dimanche. Et le dimanche, je dois travailler. La tradition est de promener mes dossiers quelque part en Île-de-France : si j’avais mal, au moins je me suis baladé ; si ma balade est décevante, au moins j’ai travaillé.

Mais en réalité, avec les techniques évoquées dans la précédente notule (et tout simplement en suivant les sentiers balisés locaux et en variant les paysages), il est très rare d’être déçu. En dix ans d’exploration de l’Île-de-France à rythme régulier, j’en suis à deux ou trois balades dont vraiment il n’y avait pas grand’chose à tirer.

Pour autant, ce dimanche, ciel gris totalement uniforme et opaque (même pas de coucher de soleil, la nuit tombe sans aucun changement de couleur), et une humeur un peu maussade – j’ai beaucoup de notules à écrire, envie de lire, de déchiffrer, de voir des amis, et je me retrouve à marcher dans un coin que je connais déjà (le choix est un peu réduit pour avoir de beaux paysages franciliens en hiver, et la Gare d’Austerlitz difficilement accessible avec la fermeture de la station de métro), alors qu’il fait moche et que j’ai déjà fait trois superbes promenades dans la même zone les deux dernières semaines. (Je m’efforce en principe de varier les lieux pour ne pas trop confondre les balades ni me lasser.)

Je retrouve cependant le donjon XIVe s. de Crouy, les corbeaux freux qui lui font face, dès la gare le jeu commence ! J’hésite à rentrer au bout d’une heure ou deux : tout est gris et déplumé, je connais les lieux, la pluie rend le travail sur mes dossiers un peu technique une fois sorti du train, et je suis en déficit de repos sur la semaine écoulée… Je maugrée un peu en moi-même, sur ma capacité émoussée à m’émerveiller – est-ce moi qui ai changé ? La vie qui m’a blasé ?

Je décide de ne pas reprendre le canal au Sud vers May-en-Multien, où j’ai déjà travaillé : passé le délicieux château XVIIe de Gesvres le Duc et ses guèbres, on ne peut faire que du canal – c’est très beau mais un peu uniforme, il faut ou avoir de la compagnie pour causer, ou pouvoir vraiment travailler, et aujourd’hui c’est un peu difficile sous la pluie.

Vers le Nord, du côté de la Commanderie de Moisy, c’est plus intéressant, davantage de patrimoine et de champs, mais là aussi je connais, et surtout il faut traverser la zone humide du côté du Pont d’Arcole (c’est bien son nom), où même en été, comme Bonaparte, il m’avait fallu traverser dans une boue assez haute. Après ces jours de pluie hivernale, je n’étais pas confiant sur ma capacité à passer.

Aussi, je prévois de vérifier simplement la praticabilité du chemin pour une autre fois, et de rentrer au bout de 2h de balade – or, pour goûter la saveur d’un territoire, c’est difficile à moins de 3h (qui peuvent parfaitement suffire).

Le seul monument que je n’avais pas encore observé dans la ville, c’était l’oratoire de Notre-Dame-du-Chêne, ravissant écrin des années 1890 pour une vierge trouvée au début du XVIIe siècle dans le chêne voisin, qui donne un peu d’allure à ce sentier forestier confortable. J’ai l’impression de ne pas avoir réalisé le voyage en vain, mais je me prépare à rentrer promptement, une fois le détour réalisé pour observer si un court sentier – qui longe la forêt et semble s’interrompre devant la voie ferrée – donne un accès non cartographié, ou simplement quelque chose à voir (ou à revoir à la belle saison).

Encore habité par le sentiment vague de perdre mon temps, je découvre que les abords de la voie sont très bien débroussaillés. Le chemin meurt comme prévu, dans la zone humide saturée, où les trembles baignent dans cinquante bons centimètres d’eau – mais la voie ferrée n’est pas clôturée et on peut continuer à marcher. Je pense d’abord qu’il s’agit du sentier, mais plus j’avance, plus je constate qu’on y rencontre surtout du matériel de travaux, et que la faible fréquentation du lieu a tout simplement dû dispenser d’installer les protections d’usage. Je rencontre quelquefois de ces voies librement accessibles le long des champs, mais elles ont rarement un bas-côté aussi large et confortable !

Comme je suis du bon côté, face aux trains, dans une ligne droite, qu’il en passe un par heure à 50 km/h (sous-branche du transilien P, petite rame au diesel), je n’ai pas très peur d’être renversé par le souffle ou violemment percuté par une projection de balast.

Et c’est là que le voyage débute réellement, dans ce paysage rugueux : sous ce ciel gris, entre la végétation brune de l’hiver et les trembles dénudés, s’étend cette longue balafre de suie.

La voie ferrée m’ouvre le chemin et me permet d’éviter le passage par le Pont d’Arcole – c’est le nom – où, même sur le GR 11 et en pleine sècheresse d’été, à l’image du célèbre général, on patauge vite dans la boue ! Par ailleurs, les coups de feu de calibre intermédiaire et les échos voisins des olifants en plastique me laissent penser que je risquerais d’embarquer promptement pour une chasse au sanglier non prévue sur mon agenda – et j’ajoute médiocrement foi, dans le feu de l’action, aux grands principes qui veulent qu’on ne tire pas de munition en direction d’un sentier – surtout lorsqu’il s’agit d’un sentier déjà très peu fréquenté en été, et où ne doit à peu près passer personne depuis le début de l’automne…

Je me suis bien avancé, le long des méandres de l’Ourcq, en direction des coups de feu, pour vérifier à quel point la zone était inondée, si jamais j’y repassais pendant un moment moins pluvieux de l’hiver. Mais déjà, des mares assez vastes m’obligeaient à tremper mes pieds, et assez loin de toute gare pour que la perspective de ce vif inconfort me garantisse de la tentation de risquer ma vie auprès des chasseurs du sous-bois.

Me voilà donc à remonter complètement la voie ferrée et à goûter la singularité de ce paysage, le désert absolu qui l’environne – aucune route parallèle – malgré son évidente confection de main d’homme. Une nature à la fois diminuée (repoussée par le balast, flétrie par l’hiver) et assez hostile à l’humain, au milieu de ces grands marais battus par le vent. Seuls quelques fusains d’Europe conservent encore leurs feuilles et, de loin en loin, quelques fleurs.

Tout réjoui de ce parcours inattendu, et séparé d’une heure seulement du coucher du soleil, je refuse comme contraire à mon honneur d’effectuer le chemin en sens inverse – d’autant plus que la traversée de la voie devrait alors se faire un peu sauvagement. Le sous-bois qui mène à Crouy est inondé, et j’ai déjà parcouru la route de la Commanderie templière de Moisy, qui permettrait, par un angle droit, de revenir par le Nord. Ce serait en outre un détour assez conséquent, à faire dans la nuit noire sous le pluie, donc peu efficace pour mon travail comme pour le plaisir de mes yeux.

Je décide donc, sans aucune peur, de franchir la frontière, malgré mon absence de passeport à l’intérieur. Je quitte la Seine-et-Marne, direction Mareuil-sur-Ourcq, dans l’Oise, avec un crochet par l’Aisne. Car je suis un de ces explorateurs que nul péril n’étonne, insensible au danger lorsque la Gloire me requiert.

J’accède enfin à un petit passage à niveau – il reste même la maison du garde-barrière ! Je compte visiter l’église du bourg tout proche de Neufchelles avant que de suivre le canal, revêtement stable où je pourrai travailler en marchant mieux que sur le balast – et je craignais, aux abords de Mareuil, l’arrivée de clôtures trop proches de la voie qui me forceraient à plusieurs kilomètres de détour dans l’eau et la nuit.

Neufchelles est juste derrière le canal, lui-même tout proche de la voie ferrée. Je pensais faire vite, mais voici une petite cour (publique) bien charmante, et voilà que j’aperçois des toits vraiment étranges en contrebas dans la petite aire herbue, dans une sorte d’allée publique qui longe le petite manoir sur le canal. Je pense que c’est tout de même privé, je passe mon chemin ; je voudrais pouvoir prendre le train de 18h, une heure après le coucher du soleil, plutôt que d’attendre 45 minutes en pleine nuit dans une gare sans doute peuplée de délinquants – et en tout cas de provinciaux. Mais, de la rue supérieure, je comprends enfin que ces deux toits en dévers sont le lavoir que je n’avais pas trouvé dans la grand’rue ! J’y redescends donc, charmant double lavoir auquel on descend par un escalier en pierre, face au canal, et où je m’attarde un peu, dans la nuit qui se dessine déjà, pour goûter le relief des angles propres à sa construction.

Je vais vraiment avoir peine à atteindre la gare de Mareuil à temps, mais j’aperçois de loin le clocher étonnamment archaïque pour le XIIIe siècle – un effet de l’éloignement progressif de Paris, les styles successifs se déploient plus tardivement, même si à si courte distance ? Ce n’est pas évident en observant les églises environnantes, avec des clochers aux influences certes picardes (on est clairement loin du Vexin et même du Luzarchois), mais des profils de bâtiment globalement très proches. Toujours est-il que je ne puis me dispenser d’aller grimper toute la ville pour atteindre cette petite merveille qui me tend les bras. Et qui sait, un dimanche à 17h, peut-être sera-t-elle laissée ouverte par la paroissienne en charge des clefs, ou un bout de chapelet y sera-t-il dit !

L’église est évidemment fermée, mais quelle n’est pas ma stupeur lorsque je me rends compte que je la connais ! Contre toute logique de parcours, j’ai déjà fait ce détour lors de mon premier passage à Crouy (la boucle incluant la Commanderie), il y a un peu plus d’un an ! Et c’est un endroit assez extraordinaire. Sa nef a été détruite en 1826, ne laissant qu’un mur d’enceinte, créant une sorte de cour d’honneur encadrée par les murs XIIIe s. ornés de quelques ornements XVIe s. Au bout de la cour, l’entrée de l’église n’est en réalité que… le transept. Deux travées de profondeur, et puis le chœur refait au XVIe siècle dans le style gothique flamboyant qui a longtemps survécu dans toute la Francilie. Cet aspect semi-ruiné, détruite partiellement mais minutieusement restaurée depuis les années 70, située en dévers d’un monticule qui permet d’apercevoir l’intérieur de la feue nef, lui confère une poésie très particulière, à cheval entre deux mondes. La rêverie de la ruine et la prestance de la remise à neuf.

Dans cette demi-nuit d’hiver, l’endroit paraît propice à toutes les imaginations fantastiques. Malgré le détour inutile vers un site déjà connu, c’est un bonheur pénétrant qui m’envahit en retrouvant ce lieu que j’avais tant aimé lors de notre première rencontre. Je me souvenais très bien de tous les détails – mais j’aurais incapable de me rappeler sa localisation plus précisément qu’au Nord de l’Île-de-France ! (Ce qui, au demeurait, était faux : nous sommes en Picardie depuis quelques centaines de mètres.)

Je m’en retourne donc, tout guilleret, par le canal, en direction de la ville inconnue de Mareuil – en attendant la carte de TER illimité qui changera le reste de mon existence, j’explore peu les franges extérieures de l’Île-de-France, où les conditions tarifaires sont aberrantes : impossible de payer seulement son trajet, il faut payer Paris-Mareuil et Mareuil-Paris en entier, ce qui représente une somme coquette pour une simple escapade studieuse d’après-midi. Sous la pluie qui redouble, et désormais dans la nuit pour trois kilomètres de canal à remonter, l’horizon se déforme et paraît trouble, les bords de la berge deviennent incertains, les trembles nus se devinent seulement au bleu sombre du ciel, par endroit occulté par leur silhouette noire et élancée.

Je ne prétends pas que, sous mon imperméable plastique premier prix qui qui prend l’eau de toute part, et sous un pas qui se presse pour ne pas manquer le train visé, la marche ait été complètement confortable physiquement ; pour autant, la paix qui se dégage de ce moment est particulièrement précieuse – absolument seul au milieu d’un ouvrage humain d’où les hommes ont été chassés ce soir par l’action de la nature et la météo inclémente, une forme de liberté absolue, loin du regard des humains. (Non, je n’en ai pas profité pour allumer mon bang ni exposer mon fondement, rappelez-vous qu’il pleuvait.)

Et c’est ainsi que de cette balade qui ne promettait rien de mieux qu’une courte redite purement utilitaire sortit un assez grand nombre de moments marquants : l’oratoire du chêne, la marche ferrée, le retour au crépuscule devant l’église paraplégique de Neufchelles, le canal mouillé de toutes part dans la nuit noire…

Le retour se fit sans encombre, bien que les machines à vendre des billets aient été en panne, comme souvent dans ces gares intermédiaires, mais ce serait un récit assez peu passionnant – et il y a tant d’autres notules à écrire…

À bientôt pour de nouvelles évocations / suggestions de promenades !


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